Gisèle Lemoyne

(1942-2022)

Le 3 avril 2022, nous avons perdu Madame Gisèle Lemoyne, une professeure retraitée du Département de didactique qui venait tout juste de célébrer ses 79 ans. Pendant près de 40 ans, Mme Lemoyne a œuvré au sein de l'Université de Montréal, commençant en tant qu'assistante de recherche au Département de psychologie en 1969, avant de devenir chargée d'enseignement en orthopédagogie de 1974 à 1976.

En 1976, elle a rejoint la Faculté des sciences de l'éducation en tant que professeure, d'abord au Département d'orthopédagogie, puis au Département de didactique, où elle a travaillé jusqu'à sa retraite en 2006. Malgré son départ, Mme Lemoyne est restée active en tant que professeure associée jusqu'en 2012, témoignant de sa passion pour l'enseignement et sa détermination à contribuer à la formation des futures générations de personnes enseignantes. Nous garderons en mémoire sa contribution exceptionnelle à la communauté de la didactique des mathématiques du Québec.

Témoignages

C’est avec tristesse que nous avons appris le décès de Gisèle Lemoyne, le 3 avril 2022, l’une des fondatrices de la didactique des mathématiques au Québec. Mme Lemoyne a joint le Département d’orthopédagogie de la Faculté des sciences de l'éducation en 1976. Elle a pris sa retraite du Département de didactique en 2006, néanmoins active à titre de professeure associée jusqu’en 2012.

Sous la direction de George Baylor, elle rédige une thèse sur la modélisation des comportements de jeunes enfants à des tâches de sériation, développant ainsi une expertise qui articule les sciences de l’intelligence artificielle et la psychologie développementale. Au cours de ses études postdoctorales, elle perfectionne ses connaissances en psychologie cognitive auprès de Gérard Vergnaud à Paris. Embauchée à l’Université de Montréal au Département d’orthopédagogie, elle met en branle des recherches fondamentales et expérimentales sur le développement des connaissances arithmétiques et sur la caractérisation des difficultés d’apprentissage. Ces recherches se démarquent, en particulier, par une définition précise des objets d’étude. Les résultats de ses travaux ainsi que ses rencontres fructueuses avec la communauté didactique (ici et à l’international) l’amènent à reconnaitre la nécessité d’étudier les rapports entre enseignement et apprentissage des mathématiques, ce qu’elle fera avec détermination sous différents angles, notamment, celui de la théorie des situations didactiques et celui du recours aux nouvelles technologies. Elle a publié des dizaines d’articles scientifiques et de chapitres de livres, et, pour l’ensemble de son œuvre, est devenue une référence incontournable sur les relations entre la didactique des mathématiques et la psychologie cognitive (voir notamment l’article paru dans Prospects, revue de l’UNESCO, intitulé Mathematics teaching from the standpoint of genetic epistemology).

Gisèle Lemoyne a été une collaboratrice marquante pour plusieurs. Elle a consacré beaucoup d’énergie à la formation de la relève scientifique en dirigeant étroitement une quinzaine de thèses et près de vingt-cinq mémoires de maitrise. Elle a collaboré et tissé des amitiés sincères avec plusieurs collègues d’ici, de France et de Suisse. Tous peuvent témoigner de sa gentillesse, de son accueil bienveillant et de sa grande générosité.

Elle laisse dans le deuil une communauté qui se rappelle son intelligence vive et audacieuse, sa présence à la fois discrète et chaleureuse, son regard perçant, son intérêt inlassable pour les activités de l’esprit, sa culture éclectique et scientifique, son humour inimitable, son bureau embourbé et, surtout, son brin de folie imparable.

C’est à Valérie, sa fille tant aimée, que nous souhaitons exprimer notre vive sympathie et dire que nous conservons un souvenir radieux et reconnaissant de Gisèle.

Jacinthe Giroux et Sophie René de Cotret

Apparu dans https://fse.umontreal.ca/faculte/nouvelles/une-nouvelle/news/detail/News/deces-de-gisele-lemoyne-professeure-pendant-plus-de-30-ans-a-luniversite-de-montreal/ 

Livre

Le congnitif en didactique des mathématiques

(Lemoyne et Conne, 1999)

Gisèle fut une amie qui m’a donné du courage quand je doutais, une amie immédiate et sans conditions dont la chaleur humaine et l’accueil quand je suis venu à Montréal ont été extraordinaires. Je n’oublierai pas le voyage à Québec, au lac Saint Jean, à Gorge du Loup et en Gaspésie, que j’ai pu faire avec Evelyne mon épouse, grâce à la petite Honda que Gisèle nous avait prêtée sans hésiter et que nous avons malmenée : le tour du Québec en trois jours et deux nuits! Je n’oublierai pas non plus les repas du soir, pris en commun chez elle avec la bande de ses amies. Nous dormirions plus tard !

En didactique, Gisèle comprenait tout des positions françaises les plus incroyables autour de la Théorie des Situations Didactiques, et elle en comprenait immédiatement les conséquences pratiques : un vrai plaisir. Alors qu'elle résistait sur notre mise en cause de la pertinence de la psychologie pour la compréhension des élèves « en difficulté », elle inventait des dispositifs rusés incroyablement efficaces qui venaient de son intuition de professeur, fondée sur son expérience d’élève. Elle nous racontait d'ailleurs, le soir dans la cuisine, les aléas de sa scolarité. Son humour toujours acide nous permettait d'en rire solidairement avec elle, mais aussi de comprendre son inventivité. C’est ainsi qu’elle est devenue une référence québécoise sans être à l’UQAM, et une référence un peu partout bien au delà du Quebec, en particulier auprès des marginaux de la didactique comme François Conne et moi-même : celles et ceux qui comme elle ne voulaient être les élèves de personne et qui avaient besoin de se tenir chaud ensemble. Ses élèves ont fait leur chemin personnel, elle n’a pas cherché à «  faire école ». Car son besoin absolu de liberté pour penser était pour elles et pour eux comme une lumière toujours disponible et cela suffisait.

Je n’oublierai pas non plus le travail du groupe qui a permis la publication du livre Le cognitif en didactique des mathématiques, en codirection avec François Conne, et l’organisation du doctorat Honoris Causa de Guy Brousseau, qui lui doit tant à la fois pour la diffusion de ses idées (la liberté qu’elle engageait à prendre a permis la publication de son plus beau texte, sur « les représentations ») et pour la reconnaissance universitaire internationale de son apport à la théorisation des questions d’enseignement des mathématiques. 

Je l’ai rencontrée il y a peu, alors que pour des raisons médicales elle était privée de sa liberté d’aller et venir, si chère à son coeur, et nous avions mangé à l’extérieur grâce à l’attention de Jacinthe et de Sophie. Sa mémoire était défaillante mais sa manière de revendiquer sa liberté de penser était intacte. C’est de cela que j’aime à me souvenir en pensant à elle, car lorsque j’hésite devant une nouveauté qui dérange ce souvenir me guide: penser ce n’est pas avoir des certitudes, mais des doutes à surmonter avec vaillance. 

Merci à Jacinthe, toujours attentive, qui l’a si affectueusement accompagnée sur son chemin de vieillesse. 

Alain Mercier

Ouvrage

Le génie didactique

Usages et mésusages des théories de l'enseignement

(Rouchier, Lemoyne et Mercier, 2001)

Mot écrit par Guy Brousseau à l’occasion du décès de Gisèle

Je suis très profondément attristé par la disparation d’une talentueuse collègue, qui était aussi une amie chaleureuse.

Les travaux de Gisèle Lemoyne ont largement contribué au développement de la Recherche expérimentale sur l’enseignement des Mathématiques. Le succès de la Théorie des Situations Didactiques lui doit beaucoup, en particulier au Canada.

J’adresse mes plus sincères et profondes condoléances à ses proches.


Mot écrit par Guy Brousseau lors du colloque Hommage à Gisèle Lemoyne en 2005.

Lorsque je me suis imprudemment engagé à écrire cet hommage à Gisèle Lemoyne, je l’ai fait en ne tenant compte que de mon amitié et de ma reconnaissance pour ce qu’elle m’a apporté.

J’ignorais alors combien il me serait difficile de dégager une opinion crédible de ces dispositions essentiellement affectives.

Gisèle Lemoyne est pour moi avant tout une amie. Nos rapports familiaux et personnels ont toujours accompagné et même précédé souvent, nos rapports professionnels. Comment puis-je sans impudeur faire l’éloge de sa chaleur, de sa compréhension, de sa générosité, de sa réserve aussi… sinon en pensant qu’elle montre ces qualités à tous ceux qui l’approchent.   Son intelligence des autres est telle que l’on a l’impression d’être la seule ou le seul objet de son attention et qu’on se sent gêné de proclamer publiquement ce sentiment.

Je n’irai donc pas plus loin dans ce témoignage de vive et profonde amitié, craignant que le témoignage qui suit, témoignage d’admiration dans le domaine professionnel, n’en soit amoindri (obéré).

C’est que j’ai trouvé en Gisèle Lemoyne l’exemple d’une professionnalité qui m’était à l’époque (en 1991), et qui m’est encore assez étrangère. Elle m’a impressionné et largement influencé.

Gisèle Lemoyne sait équilibrer ses efforts et son intérêt sur un vaste champ de connaissances,  entre des recherches expérimentales très précises et rigoureuses, une documentation attentive et équilibrée sur un large éventail de domaines d’intérêt, une curiosité inlassable pour toutes sortes d’orientations de recherches théoriques ou appliquées, une bonne pratique des organisations qui permettent le déploiement d’une activité scientifique efficace et contrôlée, une aisance étonnante dans la collaboration, aisance dont témoigne sa bibliographie, et dans la diffusion des idées… Elle a creusé entre autres le domaine de l’enseignement du calcul et de l’arithmétique élémentaire qui avait fait l’objet de mes premiers travaux,  ses études des difficultés des élèves et ses propositions m’ont paru très judicieuses.

Au moment d’écrire cet hommage, je me suis aperçu que j’avais reçu de Gisèle Lemoyne plus que je ne lui avais apporté, et que j’avais mal rendu compte de ses apports.

Mais notre collaboration n’est pas terminée, je l’espère du moins et je souhaite ardemment profiter de sa nouvelle liberté…

Guy Brousseau

Voici bientôt trente ans que nous nous connaissons. Je me souviens avec émotion de nos rencontres, à la fois fréquentes et épisodiques, au hasard de tes voyages en France ou en Suisse, et de mes voyages au Québec. Nous avons cheminé sur les mêmes sentiers : les problèmes d’apprentissage et de compréhension des situations d’addition et de soustraction, de multiplication et de division, également d’apprentissage de l’algèbre, ou encore l’analyse des concepts de schème et d’algorithme. Pourtant tu t’es intéressée bien davantage que moi, et très tôt par rapport à d’autres, à l’utilisation des technologies de l’information et de la communication dans l’enseignement des mathématiques. Ce faisant la rencontre s’est faite alors entre toi et des personnes proches de moi, comme Renan Samurçay, dont je ne cesse de regretter la disparition, tant elle a éclairé ma réflexion personnelle.

Je voudrais saluer en ta personne la double préoccupation d’une psychologue et d’une didacticienne. Cette  « espèce » est apparue en même temps que nous, et reste relativement  rare à la surface de la planète. Elle mérite d’être préservée, comme une espèce qui a du mal à constituer son milieu écologique. Dans les débats actuels sur les sciences cognitives, ni la didactique, ni la psychologie ne sont bien prises en compte ; et les didacticiens des mathématiques eux-mêmes se demandent parfois si la psychologie leur apporte quelque chose d’important. Je sais que tu n’en doutes pas. Moi non plus ! Mais, il y a une distance entre nos souhaits et la réalité. Le chemin est long encore qui permettra de reconnaître pleinement notre point de vue.

Tu as su consacrer du temps à des collaborations, notamment avec nos collègues de Genève ; c’était un bon choix. Mais je voudrais aussi saluer le travail continu de formation que tu as accompli. On vit par son œuvre, mais aussi par ses héritiers. Les chercheurs et chercheures que tu as aidés à trouver leur voie te rendent aujourd’hui l’hommage que tu mérites.

Je m’associe avec grand plaisir à leur initiative, et je t’embrasse affectueusement.

Gérard Vergnaud

J’ai croisé très souvent Gisèle Lemoyne depuis le début de ma carrière. Cependant, je ne la connais pas autant que plusieurs d’entre vous qui ont étudié et travaillé intimement avec elle. Je l’ai surtout connue en tant qu’étudiant de Nadine Bednarz, les deux se connaissant très bien et depuis longtemps. Je suis toutefois honoré d’avoir été invité par le GDM à lui écrire un mot.

Plusieurs qualités m’ont frappé dès mes premières rencontres avec Gisèle ; les mêmes qualités rencontrées chez Tom Kieren lorsque j’ai étudié dans l’ouest canadien. Cette comparaison est autant à l’honneur de Gisèle que de Tom pour moi, qui sont deux personnes que je respecte énormément. Gisèle est – et je me permets de parler au présent car son impact pour moi demeure constant – quelqu’un qui est fondamentalement intéressée. Que ce soit un chercheur établi ou un tout jeune, comme je l’étais à mes premières rencontres avec elle, l’intérêt et le respect qu’elle a pour les travaux en didactique des mathématiques est frappant. Elle a, par cet intérêt, le don de nous stimuler et de nous donner confiance. En un mot, elle nous fait sentir important. Gisèle est la première personne qui m’a annoncé que j’avais obtenu une bourse d’étude doctorale. Je m’en souviens comme si c’était hier, alors que nous étions dans les locaux de Longueuil de l’Université de Sherbrooke et que je participais alors à mon premier colloque du GDM… avec un poster pour le moins bancal mais qu’elle avait bizarrement aimé ! Je me souviens encore de ses yeux remplis de fierté en m’annonçant la nouvelle (je crois qu’elle était sur le comité !), me soulignant au passage que c’était bien mieux que les autres travaux des psycho-éducateurs qui commençaient à prendre trop de place ! Je ne comprenais pas trop à ce moment ce que tout ça voulait dire, je comprends un peu plus depuis quelques temps, mais j’ai maintenant moi aussi quelques cheveux blancs.

En plus de son intérêt et de son respect pour les travaux en didactique des mathématiques et pour ceux qui les font, son intérêt envers les élèves demeure toujours pour moi une source d’inspiration. Et, là encore, sa proximité avec Tom Kieren est frappante. Gisèle dit souvent que les élèves, surtout en difficultés, sont des petits génies et qu’il vaut la peine de les concevoir ainsi. Tom Kieren, quant à lui, dit toujours que ce que les élèves font en classe de mathématiques mérite d’être pris au sérieux. Dis ainsi, tout ceci semble anodin, mais, comme les québécois le disent souvent, « ça prend une maudite bonne tête pour penser comme ça » ! Est-ce que j’ai compris dès le début, dans cette petite salle du campus de Longueuil, lorsque Gisèle a prononcé ces mots avec la passion qui était la sienne ? Est-ce que je l’ai compris lorsqu’elle l’a répété à plusieurs reprises lors du colloque à Ottawa dans le cadre de l’Acfas où j’ai eu le plaisir de l’inviter à intervenir à la suite d’un texte de Caroline Lajoie ? Bien sûr que non… ! Il y a dans ces idées qui semblent si simples des trésors cachés très très profonds. Et, fréquemment, je me donne le devoir de réfléchir aux implications didactiques très complexes qu’entraîne cette idée simplement énoncée que les élèves sont de petits génies.

J’ai toujours éprouvé du plaisir à parler avec Gisèle. Son départ me touche profondément. Je suis aussi touché pour tous ceux qui l’ont côtoyé de façon beaucoup plus intime que moi et qui ressentent un grand vide en ce moment. Je pense à vous sincèrement. Gisèle avait cette belle qualité vivante, remplie d’intérêt constant et de respect envers nos travaux. Sa perte est difficile et laisse un trou béant. Toutefois, j’aime penser que Gisèle veille sur nous tous, membre du GDM, pour nous aider à être meilleurs comme chercheurs et à constamment s’intéresser et se respecter les uns les autres.


 Merci Gisèle, tu nous manques.

Jérôme Proulx